Sabine Sicaud

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          Les amis et admirateurs de Sabine Sicaud, l'enfant-poète, morte en 1928 à l'âge de quinze ans, se font de plus en plus nombreux, et leur cercle s'étend au-delà de nos frontières. On réclame ses poèmes, on les recherche, heureux quand on en découvre dans une anthologie, ou quand on entend l'un d'eux à la radio. Le petit volume des Poèmes d'Enfant, publié aux Cahiers de France, en 1926, à Poitiers, avec préface de la Comtesse Anna de Noailles est introuvable. D'ailleurs il ne saurait donner qu'une idée incomplète du génie poétique de Sabine.

          La publication du présent recueil, au trentième anniversaire de sa mort, s'imposait donc à la fois pour donner satisfaction au public et pour apporter à l'enfant-poète une première consécration de la postérité. On trouvera dans ce recueil, avec un choix de poèmes déjà parus, un grand nombre d'inédits – entre autres ceux qui appartiennent à la période particulièrement émouvante de la maladie – et aussi quelques « feuilles de carnet », rapides notations de sa pensée poétique.

          Sabine Sicaud est née le 23 février 1913 à La Solitude, propriété de ses parents aux portes de Villeneuve-sur-Lot.  Cette Solitude doit son nom à ce qu'elle était anciennement le domaine d'un prieuré. On y pénètre par une avenue de vénérables platanes qui croisent très haut leurs branches en une « longue cathédrale verte », comme l'écrivait elle-même Sabine. On aboutit à une petite gentilhommière, composée d'un corps central flanqué de deux ailes avec tours carrés à toitures pyramidales couvertes de tuiles plates. Le lierre et la vigne vierge en tapissent les murs. À l'intérieur, tout ce qu'il faut, du moins tout ce qui suffisait autrefois, pour vivre heureux et commodément, y compris une de ces bibliothèques grâce auxquelles il est permis de défier les pluies et les ennuis.

          Quand on a traversé la maison de part en part à travers un vestibule orné de vieilles gravures et d'armes exotiques, de papillons et de coquillages, on se trouve de plain-pied dans le parc ; petit parc, mais profond et mystérieux, tant il est bien composé et planté d'essences diverses et curieuses, des arbres de tous continents : cèdres, séquoias, magnolias, arbres de Judée, bambous et palmiers. Mais il y a aussi l'allée des doux tilleuls propice au rythme de la balançoire, et le petit ruisseau chantonnant qui tombe en cascade dans un lac en réduction ; une grotte également pour les méditations, sans oublier un vrai menhir transplanté là par un aïeul qui avait la passion des pierres.

          Dès l'éveil de sa conscience, Sabine comprit ce que la Solitude était pour elle : un microcosme auquel elle était organiquement liée. La Solitude allait lui fournir toutes les « nourritures terrestres » (j'emploie ce terme, bien qu'elle n'ait pas connu le livre de Gide), dont elle avait besoin pour vivre et survivre. C'était un îlot, comme elle le dit elle-même, où rien ne manquait pour une existence qui promettait d'être un chef-d'œuvre.

          L'éducation de Sabine fut d'ordre exclusivement domestique, comme on disait autrefois. On faisait venir des professeurs à la maison. Le programme ne comportait guère de Sciences. Les Lettres y avaient une place prépondérante. On y ajoutait dessin et musique. On partait à la découverte dans les livres comme dans la nature. On ne jouait pas, du moins avec des jouets. Sabine ne connaît qu'un jeu, celui qui consiste à construire avec des mots de petits mondes à l'image du grand. Sabine Sicaud ne sut donc jamais – pas plus que son frère Claude, de deux ans plus âgé qu'elle – ce qu'était l'école, avec ses règlements, ses pupitres tailladés, son odeur de renfermé, ses cris et ses chuchotements. Les Sicaud étaient des esprits libres et cultivés, en relation de parenté ou d'amitié avec les familles les plus considérées de la région. Le père, orateur de grand talent, faisait de la politique militante aux temps héroïques du parti socialiste. C'était un intime de Jaurès avec lequel il entretenait de constants échanges épistolaires. Quant à madame Sicaud, Sabine tenait d'elle cette vivacité pétillante qui s'intéresse toujours à tout et interroge sur tout, en dépit d'une complète immobilisation. D'ailleurs du côté maternel comme du côté paternel, Sabine était la descendante d'esprits remarquables par leur activité et leur originalité. Elle avait en outre la curiosité passionnée de ses origines, et ne cessait de questionner les membres de sa famille en les prenant à part, anxieuse de comprendre son propre secret.

          Dès l'âge de six ans, Sabine griffonnait de la poésie sur des agendas publicitaires, petits souvenirs de son grand-père, médecin. Les poèmes d'enfance de Sabine – on peut considérer comme tels ceux qui sont antérieurs à l'année 1926 – expriment surtout les surprises et les émerveillements de la petite fille dans ses rencontres avec le monde végétal et animal. C'est un monde avec lequel elle se sent tout de suite unie par des liens de sympathie fraternelle, et dont elle tient à partager les joies et les peines. Entre elle et le champignon par exemple, la châtaigne, le cyclamen, la feuille de platane, le papillon, le lézard, il se produit une sorte de reconnaissance mutuelle ; l'enfant se met à participer à leur destinée obscure ou brillante, à les seconder de son mieux dans leurs émouvants efforts à travers la vie et vers l'éternité. Elle est constamment en leur compagnie. Un jour que sa mère lui adressait la parole en passant, alors qu'elle se trouvait assise sur une branche basse du cèdre, Sabine la pria de s'écarter : « Laisse-moi, lui dit-elle, je suis avec le cèdre. »

          À dix ans, Sabine Sicaud, ainsi que la dépeignait Anna de Noailles dans sa préface aux Poèmes d'Enfant, « offrait aux spectacles du monde un beau visage grave et tranquille comme un miroir ambré, et son œil, qui voyait exactement et curieusement toute chose, était d'une sombre liqueur rêveuse. » Ajoutons qu'elle était blonde, qu'elle tressait ses cheveux en deux longues nattes, et que la couleur de ses yeux tenait du bleu et du vert. Anna de Noailles parle en outre de l'« habile et malicieux démon » qui lui dictait ses poèmes. Un démon sans doute, dans le sens platonicien. Quand on l'interrogeait sur ce « daïmon », Sabine riait. Écrire des poèmes pour elle, c'était aussi simple, aussi naturel que pour une fleur de donner son parfum. Elle était gaie, très amusante même, et qu'il y eût des gens qui pussent s'ennuyer lui apparaissait une monstruosité ; la Solitude était un univers joyeux. Sabine aimait à voir le côté comique des choses, mais sans y mettre la moindre méchanceté. Or cela n'empêchait pas que, sous cet enjouement, dans les intervalles de cette jeune allégresse, la tristesse était là qui rôdait, suscitée par certains aspects de la vie qui n'échappaient pas aux regards de l'enfant. Aux environs de Villeneuve, par exemple, elle a visité la grotte des lépreux, dans la vallée du Gavaudun :

« Grotte des Lépreux, seuil maudit
Au bord de la falaise ocreuse... »

          Sabine en est toute remuée :

« Il faudrait qu'on ne m'eût pas dit
Quel frisson parcourait jadis
Ce décor de feuilles heureuses »

          Si on ne le lui eût pas dit, elle l'eût elle-même deviné.

          L'imagination poétique de Sabine ne la confine pas dans les limites étroites de son « île ». Ses aspirations l'emportent vers les lointains horizons dont lui parlent cartes et estampes. Insulaire, du moins poétiquement, elle s'intéresse particulièrement à la géographie. Aussi part-elle souvent pour l'inconnu, prenant tous les chemins qui rayonnent autour de la Solitude. Ils vont quelquefois très loin pour se perdre en des pays étranges, ceux où fleurissent les fleurs merveilleuses, dont son frère sait se procurer des spécimens chez les horticulteurs de la région. Elle n'ignore pas cependant que les chemins, ou du moins leurs aboutissements, risquent de lui apporter des désillusions. Elle en comprend toutes les incertitudes, tous les dangers. C'est dans son île, en elle-même, qu'elle doit rechercher son accomplissement, et ses évasions l'y ramènent toujours :

« Mais, ô ma liberté, plus chère qu'une sœur,
C'est en moi que tu vis, sereine et sédentaire,
Pendant que les chemins font le tour de la terre. »

          Car Sabine n'est pas de ces poètes qui se laissent solliciter au hasard des rencontres ; elle impose sa volonté poétique à l'univers des sensations, pour les organiser selon ses lois à elle, les lois généreuses de son cœur, les lois pures de son esprit. Aussi ne cesse-t-elle de peser et de soupeser les êtres et les choses ; elle les pense. Elle prend constamment des notes sur ses cahiers et ses carnets, notes qui témoignent d'une profonde et active vie philosophique, en même temps que d'une aspiration sereine à la fois et passionnée vers la perfection et l'harmonie. Deux maximes résument son éthique :

« Ne te laisse pas diminuer surtout, ni par les autres ni par toi. »
« Seule m'attire la plus haute marche de l'escalier.  Certains dorment
ou jouent sur la plus basse.  Qui a raison? »

          Sabine a déjà pris position. Cela ne l'empêche pas, comme tout vrai penseur, de comprendre la position des autres. Si elle opte pour l'orgueil, elle se garde bien de déranger, d'humilier l'humilité. Si elle ne tient pas à la compagnie de celle-ci, ni à prendre d'elle conseils et leçons, elle cherche du moins à la comprendre. Parmi les êtres, comme parmi les choses, elle prétend opérer un choix selon les ordres qu'elle reçoit de son « démon ». Et ce qu'elle a choisi elle le fait définitivement sien :

« La main de ton ami, ferme les doigts sur elle,
Et serre-la si fort que le sang de ton cœur
Y batte avec le sien au même rythme. »

          Le génie de Sabine Sicaud se développe en trois ans à peine avec une sûreté, une fermeté d'allures surprenantes. Il gagne constamment du souffle, et tout en pénétrant toujours plus profondément le réel, s'élargit vers de plus vastes perspectives, s'élève toujours plus haut pour être, hélas, bientôt à même de mesurer d'un regard plus pénétrant l'abîme où le destin va la précipiter. Tout près de la Solitude, Sabine rencontre la mort, sans d'abord en reconnaître le moindre signe. La mort s'empare d'elle avec une perfidie et des raffinements qu'on dirait intentionnels. On n'a jamais su de façon précise comment cela s'était produit.  Est-ce à la suite d'un bain pris dans le Lot ou de quelque mauvaise écorchure ou piqûre ? Cela commença par des douleurs à la jambe. Mal vraiment mystérieux, et qui lentement, inexorablement, envahissait le corps en le suppliciant. La médecine restait impuissante, et Sabine crie, se conformant ainsi à la loi de la nature. Elle a besoin, dit-elle, « de crier jusqu'au bout de ce qu'on peut crier, » et c'est de sa part une résistance acharnée contre le néant. Elle qui pensait toujours à la santé des autres, des pauvres êtres à l'existence précaire, continuellement menacée, elle ne savait pas encore, la pure et joyeuse Sabine, qu'elle était mortelle.

          Sabine Sicaud était entrée dans sa seizième année lorsqu'elle est morte ainsi martyrisée, le 12 juillet 1928. En 1924, elle avait reçu la consécration du « Jasmin d'Argent », concours présidé par Marcel Prévost ; en 1925 celle des Jeux Floraux de France, présidés par Anna de Noailles et Jean Richepin.

          Dans les courts moments de rémission que lui accordait la souffrance, Sabine écrivait ces poèmes déchirants que l'on trouvera à la fin du présent recueil, et qui attestent que, les merveilleuses promesses de son enfance, elle était prête à les tenir de façon souveraine.

François Millepierres

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